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La société moderne peut-elle se préparer aux menaces écologiques ?

Démarré par Françoise Jérôme dans Évaluer dans la robustesse 14 avril 2025 12:49

En 1985 déjà, le sociologie allemand Niklas Luhmann (1927-1998), dans une monographie intitulée Communication écologique. La société moderne peut-elle se préparer aux menaces écologiques ? s'interrogeait sur la possibilité (ou l'impossibilité) de faire face aux effets impondérables des bouleversements écologiques induits par les activités humaines. Ce faisant, il questionnait aussi de façon indirecte les notions de résilience et de robustesse qui nous préoccupent ici.

En se basant sur un appareil théorique complexe alliant théorie des systèmes, théorie de la communication et théorie de l'évolution, Luhmann mettait en évidence dans cet ouvrage les aspects fonctionnels et structurels des principaux systèmes (politique, économique, juridique, ...) qui constituent notre société pour examiner les capacités de ces systèmes à réagir de façon proactive aux menaces écologiques qui pèsent sur eux.

Ses réflexions incluaient également une analyse des capacités de 'rebond' du système éducatif à propos duquel il affirmait: "Le système éducatif offre peut-être les plus grandes chances de propagation d'une communication écologique intensifiée. Pour ce faire, il doit toutefois pouvoir franchir deux seuils de résonance : celui de ses propres contraintes structurelles et celui de tous les autres systèmes fonctionnels de la société dans lesquels l'éducation est susceptible d'introduire de nouvelles attitudes, valeurs et sensibilités."

Sans vouloir entrer ici dans une description détaillée des postulats théoriques sur lesquels Luhmann appuie ses analyses, je propose en pièce jointe une traduction du chapitre dédié à l'éducation car je pense qu'il contient des réflexions - notamment par rapport aux flexibilités des pratiques évaluatives et au rôle structurant de celles-ci - qui peuvent contribuer à délimiter un cadre 'réaliste' aux réflexions portant sur la robustesse : du système éducatif lui-même ou des pédagogies à y privilégier ?

Françoise Jérôme
2025-04-14 12:49:36
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heart heart plusone
14 avril 2025 14:21

Merci, Françoise, pour ce chouette texte et cette analyse pertinente, mais sans doute un peu sombre.

Tu as raison, et je partage pleinement les constats exposés dans le texte que tu as joint, bien que certaines nuances me paraissent porteuses d'espoir.

Dans l’enseignement supérieur, il est indéniable que l’évaluation occupe une place centrale : elle valide les acquis, certifie les compétences, régule les parcours, oriente les choix professionnels, et contribue à la normalisation des apprentissages. Cette fonction s’appuie généralement sur une approche techniciste, fondée sur la fiabilité, la validité et l’objectivité des instruments. Or, malgré les critiques, ces exigences me semblent, encore aujourd'hui, tout à fait nécessaires dans une perspective de rigueur et de justice.

Cependant, la prise en compte d’une pédagogie de la robustesse, attentive à l’incertitude, à la complexité et à la fluctuation, invite à repenser ces logiques. Elle met en lumière une tension fondamentale — que l’on pourrait nommer le paradoxe certification-émancipation —, soulevant des enjeux épistémologiques, éthiques et docimologiques majeurs. Ces tensions ne sont pas nouvelles, et force est de constater, en tout cas c'est mon point de vue, que l’approche par compétences n’a pas, jusqu’ici, su les résoudre de manière satisfaisante.

Mais la discipline "évaluation" est également en transformation voir en mutation. À cet égard, l’ouvrage récent de mes collègues Marcel et Gremion, Évancipation dans l'institution. Oser le rapprochement entre émancipation et évaluation (2025), propose des perspectives stimulantes. Les auteurs s'inscrivent dans une mouvance qui, depuis plusieurs années, en offrent des modèles valorisant des formes d’évaluation authentiques, situées et formatrices, capables de reconnaître la diversité des parcours et de favoriser l’expression, l’expérimentation, l’erreur constructive et la construction de sens. Dans cette perspective, l’évaluation devient un espace d’émancipation : l’objectif n’est plus de contrôler, mais d’accompagner le sujet dans sa transformation. Cela implique un déplacement du centre de gravité de l’évaluation : du jugement vers le dialogue, de la sélection vers l’accompagnement, de la conformité vers la réflexivité.

Il n’en demeure pas moins que le dilemme entre certification et émancipation demeure à ce jour vif et non résolu et qu'il s'agit là d'un défi de taille. en effet, il repose sur des finalités éducatives difficilement conciliables : d’une part, la garantie de standards communs, nécessaire à la légitimité sociale des diplômes ; d’autre part, la reconnaissance de la singularité des trajectoires et la promotion de la pensée critique, complexe et adaptable — bref, d’une forme de robustesse intellectuelle et humaine. Notons que ce défi est, aussi, pédagogique.

Dans ce contexte, une question centrale se pose (et tu fais bien de l'esquisser) : comment imaginer des modalités d’évaluation à la fois robustes sans être aliénantes, normatives sans être normalisantes ? Plusieurs pistes peuvent être envisagées pour articuler certification et émancipation dans une logique de cohérence pédagogique et de justice éducative.

L’une des plus prometteuses, à mon sens, est la reconnaissance du caractère situé de toute évaluation, et la prise de conscience collective de l'implication de cette reconnaissance dans l’enseignement supérieur. Par exemple, en première année universitaire — du moins en Belgique — il n’est pas absurde que l’évaluation remplisse une fonction de filtrage. C'est même une nécessité. Dans ce cadre, l’équité et la validité doivent demeurer des principes fondamentaux. En revanche, dans les années suivantes, certaines activités d’apprentissage peuvent justifier une évaluation moins contrôlante et plus émancipatrice. Ce n'est pas pour autant renoncer aux exigences de certification, qui peuvent intervenir à d’autres moments du parcours.

Si l’on accepte que toute évaluation est située, alors on peut aussi en admettre le caractère fluctuant, incertain et interprétatif. À la manière d’Olivier Hamand, qui promeut la sous-optimalisation tout en reconnaissant les nécessités de l’efficacité à certains moments, il s’agit de construire une évaluation contextualisée, capable d’osciller entre rigueur et ouverture. De la même manière, la pédagogie de la robustesse ne fait pas fit des enjeux disciplinaires, bien au contraire. 

Deux conditions me semblent alors indispensables pour favoriser cette vision :

  1. Instaurer, peu à peu, une culture de l’erreur et de l’incertitude, qui légitime l’erreur comme moment d’apprentissage, et envisage l’évaluation non comme une vérité définitive, mais comme une interprétation contextualisée.

  2. Former les enseignants à une éthique de l’évaluation, en développant des postures critiques, capables de percevoir les effets sociaux, psychologiques et politiques de leurs pratiques, et de décider en conscience quand et pourquoi s’affranchir de certaines normes.

En somme, il ne s’agit pas de choisir entre certification et émancipation, mais d’en penser l’articulation dynamique, au service d’une éducation plus juste, plus humaine et plus robuste.


plusone
16 avril 2025 15:02

Cette discussion est en lien avec un projet que je lance (et qui a été soumis au colloque de l'ADMÉE-Canada) : l'évaluation en temps d'incertitude (guerre, crise climatique, pandémie). En voici une partie :

« L'idée est de réfléchir sur ce qui doit être priorisé en évaluation et comment le faire. Notre argumentaire sera modulé selon que les perturbations sont légères ou importantes. Il nous presse de mieux comprendre l’évaluation en temps d’incertitudes afin de se préparer aux prochains sursauts de l’histoire; surtout que nous savons qu’improviser sous les bombes, lors d’un séisme ou face à une pandémie est insuffisant. L’incertitude a toujours été présente et continuera de l’être; Flaubert ne disait-il pas que « l'anormalité est aussi légitime que la règle » ? Il faut maintenant la penser à l’égard de l’évaluation. Cœurs sensibles s’abstenir : nous tenterons de créer un environnement immersif pour nourrir cette réflexion. »

On s'est dit qu'il serait intéressant de créer une expérience dans ce genre de présentation. On va avoir une ambiance audio de guerre (il y a pleins de trame sonore sur Youtube), fermer toutes les lumières et avoir seulement 2-3 lampes de camping en guise d'éclairage. Je vous donnerai des nouvelles de l'expérience et partagerai le PPT dans le groupe :-)


heart heart
16 avril 2025 15:17

Merci Sébastien pour ce partage !
Ta proposition résonne beaucoup avec les réflexions qui m’animent en ce moment. L’idée de penser l’évaluation à l’épreuve de l’incertitude me semble à la fois urgente et profondément stimulante, surtout dans un contexte où les institutions sont bousculées de toutes parts.

L’approche immersive que tu proposes est très forte symboliquement — j’ai hâte d’en savoir plus ! N’hésite pas à partager le PPT, je suivrai ça avec beaucoup d’intérêt.


17 avril 2025 16:25

Pour préparer la société aux menaces écologiques, il y a le mouvement de l'éco-pédagogie developpé par Francisco Gutiérrez et Moacir Gadotti. Il a pris une forme plus collective lors du Sommet de la Terre en 1992 et une charte de l'éco-pédagogie en 1999. De manière générale, j'ai l'impression que les pédagogies critiques (féministe, queer, décoloniale, critique du classisme, du validisme et de la norme) sont des pistes intéressantes non seulement en terme de contenus de cours (beaucoup de disciplines académiques sont encore situées dans un contexte bien spécifique) mais aussi en termes de potentielles évaluations (produire la critique de #). Ces pédagogies permettent aussi de créer des porosités entre disciplines traditionnellement séparées facilitant une compréhension plus globale et multidimensionnelle des organisations du vivants (cf. Bruno Latour). 

17 avril 2025 16:43

Merci pour tes pistes, Marc :-) Je vais toutefois nuancer le potentiel des approches critiques appliquées à la sélection (le "EDI"). Bien qu'intéressant sur papier, de plus en plus d'études montrent que l'EDI pose un certain nombre de problème et peut même créer plus de discrimination à l'université (voir Wittman, 2024). Ce livre est, par ailleurs, intéressant pour le contexte d'entreprise: https://www.hup.harvard.edu/books/9780674276611. Je ne rejette pas les approches critiques, ici, mais je constate que dans mon environnement immédiat (le Canada et les États-Unis), on les a considéré avec en enthousiasme parfois excessif :-)

17 avril 2025 16:50

Pour réagir à Pascal, tu as absolument raison qu'il faut davantage former à l'éthique de l'évaluation. Je vous partage d'ailleurs ce petit bouquin sur le sujet: https://www.pulaval.com/livres/l-ethique-dans-l-evaluation-scolaire J'aimerais aussi vous rappeler que de nombreux écrit sur le concept de validation offrent des pistes de réflexion intéressante, ici. Chez plusieurs auteurs anglo-saxons, on réfère à l'impact (ou la conséquence) de l'évaluation; qui devrait être une des 5 grandes preuves de validité des scores selon le NCME, l'APA et l'AERA. Yé!

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