Dans mon métier, l'évaluation prend/a pris plusieurs acceptions. Quand je suis enseignant, quand j'accompagne l'évaluation de projet, quand je participe à l'évaluation qualité, quand je me soumets à l'entretien de fonction, quand je fais de la recherche commanditée... Tout cela s'appelle malheureusement, et sans suffisamment de discernement, de l'évaluation, comme si le mot suffisait à instaurer une équivalence bien pratique.
Cela fait longtemps que les évaluateurs tentent de trouver ce qui distingue l'évaluation d'autres pratiques qui lui seraient assimilées. Si je me souviens bien, une partie des évaluateurs disait que l'évaluation n'était pas de la recherche, qu'elle était liée à l'action et à la prise de décision, qu'elle était plus du côté de la valorisation que de la démonstration, etc. Ce sont les nombreuses branches de "l'évaluation tree".
La robustesse dans l'évaluation n'est vraisemblablement pas la même selon l'objet qui est évalué. Qu'il s'agisse des "écoles", des "valeurs", des "usages" ou des "techniques".
Pour ne pas m'éparpiller, je vais continuer à propos de l'évaluation de projet, ce qui tient plus à mon expérience par rapport à l'évaluation.
D'un point de vue rétrospectif, on peut avoir l'impression que la robustesse et l'évaluation ne sont pas une association nouvelle. Les pratiques d'empowerment evaluation, par exemple, sont facilement assimilables à de la "robustesse" dans l'évaluation. Si l'on regarde les travaux de Monier et de Delahais, l'enjeu pour l'évaluation est de gagner une guerre culturelle contre les évaluations dites managériales, pétries par l'enjeu de la performance individuelle et collective. Évidemment, la question de la robustesse pourrait faire penser aux fameux critères de durabilité et de transférabilité des actions. Ce serait une manière commode de faire entrer la robustesse dans l'évaluation en jouant sur les mots.
Ce n'est pas que j'aime jouer le jeu du "bon et du mauvais chasseur" cher aux Inconnus, c'est que penser l'évaluation comme un acte politique de robustesse participe à un repositionnement des pratiques d'évaluation des projets, voire des politiques publiques.
Si les véritables évaluations s'opposent à l'évaluation managériale de la performance, et que la robustesse se conçoit comme une construction contre l'efficacité, l'efficience et la performance (en termes de management), alors les vraies évaluations ne peuvent être que robustes ? Nous aurions alors la possibilité d'une nouvelle typologie des pratiques d'évaluation, dont il resterait à construire la légitimité en dehors des cercles déjà convaincus.
Une évaluation récente d'un projet européen sur l'utilisation des nouvelles technologies pour le traitement de l'anxiété (e-santé mentale) pourrait servir de cas pour discuter à propos de cette "évaluation avec la robustesse". En premier, je pointerais que le projet est infiltré par de nombreuses pratiques assimilables à de l'évaluation et qui sont imposées par la gestion du projet. Ces pratiques sont désignées comme de l'évaluation, alors qu'il s'agit principalement de reporting d'activité qui sert de contrôle sur les avancées du projet ; contrôle portant principalement sur la mise en œuvre, l'atteinte des cibles, etc. Ce type d'évaluation, souvent par les objectifs, place le projet dans une sorte de tuyau, dans une logique in/process/out très linéaire et qui n'a que peu d'attention à l'environnement socio-technique du projet et aux controverses sur l'e-santé mentale. En second, j'insiste sur la longue négociation pour proposer une forme d'évaluation dans le projet qui serait fondée sur des délibérations entre les partenaires à propos du projet et du sens de l'évaluation. Il m'a fallu presque un an, avec l'aide de la responsable du projet, pour pouvoir positionner ce type d'évaluation dans le projet et pour y associer les partenaires.
En quoi cette évaluation dite négociée serait-elle du côté de la robustesse ? Le projet a été pensé comme un projet d'innovation technologique et comme un projet disruptif, comme le sont souvent les projets de développement technologique. C'est en même temps un argument stratégique vers les financeurs et l'activation d'une croyance dans le progrès technologique et le techno-solutionnisme. Dans cette perspective, le projet relevait des pratiques de "disruption" analysées par Bernard Stiegler. Son argument est que la démocratie est en péril, que la rapidité des développements technologiques empêche la délibération démocratique, donc l'évaluation démocratique de ces technologies. À travers le processus de co-construction de l'évaluation avec les partenaires, nous sommes parvenus à redéfinir le projet sur la base de l'innovation sociale, ce qui a été une mini-révolution pour le projet et pour certains partenaires. Donc, "l'évaluation robustesse" serait plutôt une évaluation qui, d'abord, résiste à la demande d'évaluation utilitaire, et ensuite, lutte contre la disruption.
CC by sa IFRES - Université de Liège