La tension entre robustesse et performance s'exprime clairement dans le contexte de l'institution de formation et d'éducation. En effet, si celle-ci est pilotée par des indicateurs de performance (qualité des évaluations, nombres de publications...), comment peut-elle façonner un contexte d'enseignement/apprentissage robuste ?
Merci, Lionel. Voici quelques réflexions préliminaires, incertaines, pour faire avancer le débat que tu ouvres.
Je ne suis pas convaincu qu'il soit approprié ou même souhaitable d'opposer robustesse et performance. Comme l'indique Olivier Hamant, la performance est parfois nécessaire. À ma connaissance, par exemple, les systèmes scolaires nordiques figurent parmi les plus égalitaires, mais également parmi les plus performants. Peut-on faire le même pari avec la robustesse ? Penser qu’elle amènera au final, à plus de capacité et de performance ? Je n'en sais rien. Quoiqu’il en soit, je pense profondément que la performance ne doit pas être notre seul guide. Il sera probablement nécessaire de modifier partiellement le paradigme de l'enseignement supérieur. La multi-crise actuelle pourrait constituer un moment propice pour entreprendre ce changement, qui pourrait s'avérer crucial pour la survie de nos organisations.
Je ne préconise pas une révolution, mais plutôt une évolution. Affirmer que les universités ne garantissent plus la performance des étudiants qu'elles forment est socialement inacceptable (et probablement absurde).
Dans l'enseignement supérieur, et cela n'engage que moi, l'approche par compétences, qui a influencé l'enseignement supérieur de manière plus ou moins significative, est née dans le creuset d'un système néolibéral subordonnant partiellement (heureusement !) les universités au monde économique. Je pense qu'aujourd'hui, il est nécessaire de changer le logiciel de la pédagogie de l’enseignement supérieur. Cela signifie, à mon sens, créer une pédagogie universitaire qui, sans ignorer la performance, intègre (et non superpose) une dimension importante de robustesse. Dans mon esprit, dans un contexte mondial marqué par l’instabilité — écologique, économique, sociale, démocratique — la pédagogie de la robustesse se présente comme un contrepoint à l’approche par compétences qui (j'insiste et selon moi) est alignée sur les exigences d’un marché du travail néolibéral. Là où l’APC vise l’adaptabilité de l’individu à l'économie de marché, la pédagogie de la robustesse propose de former des citoyens ancrés, critiques et capables de discernement face aux mutations du monde. En ce sens, les université se seraient plus subordonné partiellement, en quelque sorte, au monde économique mais servirait à nouveau la société revenant ainsi à un modèle plus humboldtien.
Cher Pascal,
Je ne suis pas nécessairement en accord avec ton propos sur l'approche par compétences. Je pense que cette philosophie ne s'inscrit pas uniquement dans "les exigences d’un marché du travail néolibéral". Je pense que nous pouvons aller beaucoup plus loin! C'est la manière dont elle a été déclinée dans certains établissements d'enseignement supérieur. Dans de nombreux, l'approche par compétences vise bien "de former des citoyens ancrés, critiques et capables de discernement face aux mutations du monde". Voilà ma perception...
Christelle
Merci, chère Christelle. Je savais que réaction il allait y avoir sur ce point précis. D'ou mon insistance pour dire que cela n'engageais que moi car je sais pertinemment que ce n'est pas le point de vue dominant de ceux qui travaillent en pédagogie universitaire, dont certain en ont fait d'ailleurs, un vrai business. Mais nous sommes quelques-un à la penser et nous pouvons étayer le propos. Ceci dit, je pense qu'il y a autant d'APC que ce qu'il y a d'institutions qui l'ont mis (ou la plupart du temps ont tenté de la mettre) en place. Et il est très vraisemblable que ce que tu dis est vrai dans certains cas. A Liège, ou l'on s'est fait pourtant aider par les fondateurs de cette méthode, ça a été peu probant - presque un traumatisme - sauf dans deux facultés bien spécifiques. Et oui, pour les initiateurs qui nous ont accompagnés, le référentiel de compétences devait bien passer par la case "analyse des besoins du monde professionnel".
Je viens de m'amuser à écrire ce prompt dans chagpt (ha ha ha j'avoue, je suis aussi fait de contradiction)
"À quel courant de la philosophie politique peut-on rattacher l’émergence du concept de compétence dans le domaine de l’éducation ?"
Sa réponse est nuancée et contrebalance sans doute nos deux avis :
L’émergence et la diffusion du concept de compétence dans le domaine de l’éducation sont étroitement liées à une philosophie politique d’inspiration libérale, et plus précisément néolibérale, qui s’est imposée à partir des années 1980 dans un contexte de mondialisation et de réforme des politiques publiques.
Un acteur central dans cette évolution est l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui a joué un rôle déterminant dans la promotion d’un modèle éducatif fondé sur le développement de compétences dites "transversales" ou "mobilisables", en lieu et place d’un enseignement centré principalement sur l’acquisition de savoirs disciplinaires.
Dans la vision portée par l’OCDE, l’éducation doit répondre aux besoins d’économies de plus en plus fondées sur l’innovation, la flexibilité et la capacité d’adaptation. Le développement des compétences est dès lors présenté comme une condition de l’employabilité des individus, de leur insertion sur le marché du travail et de la compétitivité des nations. Cette approche s’inscrit dans une logique utilitariste, où les finalités éducatives sont subordonnées à des impératifs économiques et sociaux évaluables à l’échelle internationale.
Ce modèle reflète les fondements de la pensée néolibérale, dans laquelle l’individu est conçu comme un acteur rationnel, entrepreneur de lui-même, responsable de son parcours éducatif et professionnel. L’école devient ainsi un espace de développement des performances individuelles, évaluables selon des standards communs définis à l’échelle globale.
Toutefois, il convient de noter que le concept de compétence peut également être mobilisé dans d’autres cadres philosophiques. Une approche plus humaniste du libéralisme, par exemple, insiste sur le développement de l’autonomie, de la réflexivité et de la capacité d’agir (empowerment), dans une perspective plus citoyenne que strictement économique.
Par ailleurs, cette hégémonie du modèle par compétences fait l’objet de critiques de la part de courants républicains, critiques ou marxistes, qui dénoncent la réduction de l’éducation à une fonction économique et la marginalisation des savoirs désintéressés, culturels ou politiques. Pour ces courants, l’école doit avant tout former des sujets libres et éclairés, capables de penser le monde, et non simplement s’y adapter.
Je serai heureux de continuer à te lire sur le sujet
Au Conservatoire de Bruxelles, le concept de compétence ne fait pas partie de la culture pédagogique des enseignants de musique et de théâtre (souvent, ils n'ont pas de titre pédagogique). Les référentiels sont inconnus ou non utilisés (en fait, souvent mal conçus au départ). Pourtant, dans la même institution, deux relations à la performance opposées co-existent. D'une part, le domaine du théâtre a abandonné depuis plusieurs années l'idée de produit attendu. L'enseignement s'appuie désormais sur le processus. La performance (dans le sens production sur scène) est uniquement envisagée comme le résultat d'un processus qui peut être nourri de différentes manières. Ce domaine milite pour abandonner la notation et évaluer uniquement la participation aux cours des étudiants. D'autre part, le domaine de la musique et surtout les instrumentistes à cordes (discipline considérée comme noble) sont principalement occupés par le produit (dont la forme peut d'ailleurs dépendre assez sensiblement en fonction des évaluateurs). Ils cherchent alors à hiérarchiser les étudiants par les notes. Aux évaluations, ils préfèrent le mot "concours" pour accentuer la notion de performance. Dans les deux cas, ce qui guident les enseignants, c'est le contexte professionnel à la sortie des études. L'orchestre est encore aujourd'hui une institution fermée sur elle-même et ultracompétitive, génératrice de stress (70% des musiciens classiques ont déjà pris des bétabloquants pour résister au trac). Les enseignants ont donc l'impression que mettre les étudiants en situation de compétition pendant leurs études leur permettra de faire face aux exigences du métier. Comment dès lors transformer une institution qui est elle-même une partie du système de performance?